Entretien publié dans le Journal du Médecin (Belgique) 14/11/2006
La Maison des Sourds organise une semaine de festivités à l’occasion des 110 ans du Cercle de l’Abbé de l’Epée. Responsable d’un pôle hospitalier d’accueil et de soins pour les sourds à Lille, le Dr Benoît Drion a été invité à intervenir en tant qu’orateur lors de la journée d’ouverture. Il s’exprimera sur les thèmes de l’implantation cochléaire, du diagnostic anténatal de surdité et de l’eugénisme privé de sélection.
Le Journal du Médecin : Considérez-vous que toutes ces pratiques que vous allez évoquer compromettent l’avenir de la Langue des Signes et des Sourds ? Si oui, pourquoi ?Etre sourd, c’est une autre manière d’être au monde, ni plus triste, ni plus gaie que celle d’entendant, simplement différente. Mon parcours m’a fait acquérir la conviction que notre médecine qui focalise exclusivement sur leur déficience, en leur déniant le droit d’être sourds, fait de bon nombre d’entre eux de vrais malades. C’est pourquoi, aujourd’hui, les « avancées médicales » que vous citez les inquiètent au plus haut point. Ils pensent qu’on en veut à la vie de leur communauté.
L’avis des sourds est-il pris en compte quand on débat de ces sujets là ? Y a-t-il réellement débat ?Non et c’est là tout le problème. La parole des sourds adultes, qui ne fréquentent plus les cabinets d’ORL depuis longtemps et qui savent à quel point la surdité fonde leur identité, n’arrive pas aux oreilles des médecins. Les « experts en surdité » appelés sont les chirurgiens de l’oreille ! Comme auparavant, lorsqu’elle était considérée comme une maladie, les « experts en homosexualité » étaient les neuropsychiatres ! Les logiques médicale et culturelle que j’évoquais, évoluent parallèlement, sans se rencontrer. Ce qui conduit les promoteurs de la première à utiliser tous les moyens, pour éliminer ceux qui défendent la seconde.
Il n’est à ma connaissance pas d’autre exemple d’une communauté humaine à ce point en danger du fait des soins qu’on veut lui apporter. Il est d’une extrême violence pour les sourds de s’entendre dire qu’on voudrait empêcher la venue au monde d’enfants comme eux. Souvenons-nous aussi que dans un passé pas si lointain, les sourds ont subi des persécutions semblables aux homosexuels, exportés dans des camps et stérilisés.
Que pensez-vous du dépistage néonatal de la surdité proposé en Communauté Française depuis 2005 ? Ne permet-il pas d’éclairer les cliniciens et les familles quant à l’opportunité de poser un implant cochléaire ?Le dépistage doit être efficace en terme de sensibilité et de spécificité. Hors, on a rarement vu un test de dépistage aussi peu spécifique, puisque dans les modalités envisagées, il donne près de neuf faux positifs sur dix ! Avec des répercussions parfois catastrophiques en terme psychique pour des parents à qui on annonce ce résultat aux premiers instants de la vie de leur enfant et qui devront attendre plusieurs jours, parfois plusieurs semaines, pour qu’une confirmation diagnostique soit apportée.
Autre critère encore, il faut qu’un traitement existe… Pour les chirurgiens, la cause est entendue, le traitement, c’est l’implant cochléaire. C’est ce que la Ministre Fonck décrit comme la « filière de soins ». Hors, les problèmes éthiques que pose cette pratique maintenant systématique, sont loin d’être résolus et de nombreuses voix s’élèvent aujourd’hui, qui appartiennent à des horizons très différents pour crier « casse cou ».
Un autre critère stipule que le dépistage doit nécessairement être accepté par la population à dépister, ce qui n’est absolument pas le cas, puisque la plupart des sourds s’opposent à cette « filière de soins ». Les conditions dans lesquelles ce dépistage est organisé, me semblent hautement discutables. Plus encore, c’est la filière de soins qui mène irrémédiablement à l’implant cochléaire, qui est inquiétante. Le Groupe Européen d’Ethique des Sciences et des Nouvelles Technologie formule d’ailleurs de sérieuses réserves au sujet des implants cochléaires
Avis du Groupe Européen d’Ethique des Sciences et des Nouvelles Technologies auprès de la Commission Européenne de mars 2005 me semble intéressant.
« Un exemple particulier, qui remet en cause l’opinion selon laquelle il existe une norme générale d’évaluation des capacités fonctionnelles de l’être humain, est celui des implants cochléaires chez les enfants sourds. Les efforts déployés pour promouvoir cette technologie posent des questions éthiques quant à son impact sur le porteur de l’implant et sur la communauté des sourds (notamment ceux qui communiquent par langue des signes). Ils ignorent le problème de l’intégration sociale du porteur de l’implant dans cette communauté et ne prêtent pas une attention suffisante aux incidences psychologiques, linguistiques et sociologiques. Avant toute chose, il promeuvent une vision particulière de la « normalité ».Un livre fait le point sur ces problèmes éthiques :
http://www.passiondulivre.com/livre-29831-ethique-et-implant-cochleaire-que-faut-il-reparer.htmEt le dépistage prénatal ou préimplantatoire, qu’en pensez-vous ?Il est de notre rôle à nous médecins sensibilisés de tenter d’informer du mieux que nous le pouvons nos collègues, simplement sur l’existence de ce groupe humain. Malgré toutes les craintes qui s’expriment, je suis persuadé que leur communauté continuera d’exister. Car les sourds sont à l’origine d’une des plus fabuleuses création du génie humain : les langues des signes ! La médecine ne peut rien contre cette force irrépressible qui pousse les humains à entrer en relation avec leurs semblables et à tisser le lien social. Et la langue des signes est celle du lien social. C’est vers elle, que passé l’adolescence, le plupart des sourds se tournent. Pour terminer ce propos de manière caricaturale, à ceux qui disent « dans notre société, il est plus facile d’être entendant que d’être sourd », je répondrais « dans notre société, il est plus facile d’être blanc que d’être noir ». Est-ce pour cela qu’il faut éliminer tous les noirs ?
Ce qu’il est convenu d’appeler l’ « eugénisme privé de sélection », m’apparaît comme l’étape ultime qui s’inscrit dans la même logique. Les sourds n’ont plus le droit d’exister. Lorsque nous nous adressons à eux, dorénavant, faudra-t-il leur dire : « aujourd’hui, il serait légitime de vous empêcher de naître » ? Est-ce vers cela qu’on tend, lorsque dans son avis n°33, le Comité Consultatif de Bioéthique écrit que « le dépistage prénatal ou préimplantatoire est recevable en principe moyennant l’application de certaines normes ayant trait à la gravité de la maladie (ou anomalie), au consentement éclairé des parents et à l’encadrement adéquat en matière de conseil et de suivi » ? Comme je l’ai dit auparavant, la surdité semble bien pour la médecine une maladie grave, sinon on ne pourrait pas autoriser son dépistage néonatal. On peut émettre des doutes sur l’objectivité de l’éclairage apporté à des parents, lorsque la seule issue proposée consiste en l’implantation d’une électrode dans la cochlée. L’étape ultérieure sera-t-elle d’autoriser l’élimination d’embryons porteurs d’un des gênes de la surdité ? Le Comité précise que « la réflexion éthique que posent ces techniques sera développée dans un avis distinct ». Puisse-t-il entendre les sourds !
L’OMS édicte qu’un dépistage néonatal n’est admissible que s’il respecte les critères dits de Wilson et Jungner. Hors, selon la logique dans laquelle on se situe, jusqu’à sept sur dix de ces critères ne me semblent pas respectés en ce qui concerne la surdité. Le premier d’entre eux est que l’affection visée doit être un problème majeur de santé publique. Ce que j’ai évoqué avant rend évidemment cela très relatif.
La conférence dans laquelle vous intervenez s’intitule « le futur des sourds a-t-il un avenir ? ». Que pouvez-vous répondre à cette question ?Dr Benoît Drion : Depuis plus d’un siècle, deux logiques s’opposent en ce qui concerne les modalités (ré)éducatives à proposer aux enfants sourds. D’un côté, une vison médicale, qui les considère comme des déficients auditifs à soigner. Et de l’autre, bon nombre des sourds qui se disent appartenir à une minorité culturelle et linguistique. Leur communauté enrichit effectivement l’humanité des langues signées. C’est le génie adaptatif des sourds qui les a fait émerger, partout où ils se rencontraient pour faire ce que font tous les humains : parler, discuter entre eux. Depuis, les linguistes nous ont montré que les cerveaux de ces êtres, dits déficients, étaient à l’origine de véritables langues !
Propos recueillis par Luc Ruidant